Chronique cannoise

Ce qui suit est un journal de bord de mon séjour au 75ème Festival de Cannes. Enjoy !

30 mai 2022

« C’est la fin ». La chanson de Juliette Armanet Le dernier jour du disco tourne en boucle dans ma tête. Célébrer la pose d’un point final, faire bouillonner toute l’énergie d’un moment dans son dernier jour : selon moi, c’est ce qui rend cette chanson addictive, ce qui en fait un hymne à la vie et à tout ce qui est impermanent en elle.

« Le tout dernier matin ». Dimanche, au levé, la fatigue immense, mais habituelle, des nuits cannoises qui sont connues pour être brèves. La dernière fut la plus courte : avec à peine trois heures de sommeil après la soirée d’équipe, je dois aller au bureau pour y plier mes cartons, car tout notre attirail repart désormais vers Paris.

« Ne me lâche pas la main ». La dernière standing ovation de fin de séance, c’est avec Broker (Les bonnes étoiles) de Hirokazu Kore-Eda que je l’ai vécue. Derniers applaudissements longs et émus devant l’équipe du film. Dernier moment de grâce, dernière émotion en observant le visage des acteurs, qui parfois nous étaient inconnus avant le visionnage du film. Dernières étreintes d’équipes de films projetées en grand écran au Théâtre Lumière.

Je repense aux derniers moments et j’ai le sentiment que cette année, beaucoup auraient voulu faire durer le Festival un peu plus longtemps (pas tout le monde, certes, je pense à certains départements du Festival pour lesquels cette période est longue et engorgée de nuits au travail). Vincent Lindon, président du Jury, ironise sa volonté de ne pas terminer son mandat au bout des douze jours. « We need four more years ! ». Derrière cet humour, une tristesse certaine de mettre un point final à cette présidence qui n’arrive qu’une fois dans une vie.

De quoi a été fait le Festival ? De projections, de visionnages de films, de déceptions, aussi, de bonnes réceptions, de critiques incendiaires (le jury aura su offrir une réelle consolation à Claire Denis !), de changement de vies, de nouveaux talents… Au bout du compte, probablement, d’un amour sincère pour le septième art.

Douze jours. Pour moi, le Festival a duré bien plus longtemps. Il commence au début de mon entrée dans l’équipe en tant que stagiaire, en mars, à Paris, et s’intensifie à la semaine d’arrivée à Cannes, début mai. Trois semaines sur place, pour préparer ce qu’on dénomme toujours « le plus grand Festival de cinéma du monde ».

A mon arrivée, j’essaie de prendre des notes sur ce que l’on vit chaque jour. Malheureusement, le rythme effréné de l’événement m’empêchera bientôt de tenir cet engagement. En attendant, voici ce qu’il m’en reste.

8 mai 2022, neuf jours avant le festival

J’ai pris le train pour Nice hier. Arrivée à Gare de Lyon, j’ai reconnu un certain nombre de personnes du Festival. On s’est vite engouffrés dans le train. Le voyage commence.

Pour la première fois de ma vie, je vais pouvoir assister au Festival de Cannes de l’intérieur. J’ai été de nombreuses fois une grande fan de l’amour du cinéma et du star système qu’il représentait. Cette année, je vais suivre l’organisation derrière le décor.

Aujourd’hui, premier jour à Cannes. Nous nous retrouvons dans une pizzeria hautement perchée de la ville afin de prendre des forces pour notre première vraie journée cannoise du Lundi. Demain, nous irons tous travailler au Palais des Festivals, le lieu emblématique qui reçoit chaque année le faste du Festival de Cannes.

Samedi 14 mai

Comme j’ai la chance d’avoir ma famille à Nice, je passe mon jour de repos dans une autre ville magnifique de la Côte d’Azur. Pour moi, en fait, beaucoup plus belle que Cannes, plus attachante et plus vivante. Nice est une ancienne ville italienne, on aperçoit de ses hauteurs ses criques et le bleu turquoise de son eau. Mais elle est aussi parée d’un vieux quartier et de son marché, d’une place aux couleurs rouge et jaune et au sol en damier : tout cela et encore plein d’autres choses font de Nice une ville multiple et vivante. Cannes, à côté, est une ville de vacances étonnante et majestueuse, mais elle paraît vivre constamment autour du Festival.

Dans tous les cas, je retourne ce soir à Cannes, pour un pot d’équipe. C’est là que je note cette réflexion que je me fais au moins depuis hier : ce qui est le plus impressionnant pour l’instant, dans la préparation du Festival, c’est pour moi la transformation physique du Palais. Tous les jours, on assiste depuis l’extérieur au montage de ce qui seront les marches du Festival de Cannes. Entre mon bureau et celui de mes collègues préférées, que je vais voir souvent, c’est carrément un café qui se construit (note : j’apprendrai plus tard qu’il s’agit du Wifi Café, un endroit réservé aux journalistes). Avant de partir à Cannes, on parlait du déménagement depuis Paris. En effet, j’ai l’impression d’emménager pour une nouvelle vie pour trois semaines. Mardi, tout devra être prêt : les affiches, les salles, le café entre nos deux bureaux.

Du reste, lorsque je gambade librement dans le Palais, j’adore me faufiler discrètement dans le Grand Théâtre Lumière. L’émotion est incomparable à toute autre. J’ai tellement vu et revu cette salle à la télévision. En 2019, j’y visionnais les Misérables et Bacurau pour la première fois, avec mon Pass 3 jours. C’est une salle historique, emblématique et c’est émouvant d’être seule en y rentrant, et de se sentir pour une fraction de seconde maîtresse des lieux. J’imagine Julia Ducournau sur scène, l’an dernier, recevant sa Palme.

Dimanche 15 mai

« Y a pas de caméra dans ma tête ». C’est ce que répond Truman à celui qui se pose comme son créateur, celui qui sait tout de lui, sous prétexte qu’il ait pu filmer tous les instants de sa vie, dans le film The Truman Show. Je pourrais redire cela aujourd’hui, il n’y a pas de caméra dans ma tête. Ce serait beaucoup plus simple de raconter toute cette expérience, pourtant, s’il y en avait une, de petite caméra dans mon cerveau. Pour suivre tous les grands moments du festival. Plus besoin de penser à écrire, à vlogguer, à prendre des photos, si l’on pourrait lire sa mémoire comme une clé USB.

Aujourd’hui était le dernier dimanche avant le festival. A l’ordre du jour, le dernier discours de Pierre Lescure devant ses équipes.

Si on avait une caméra dans ma tête, on saurait que la tension monte terriblement avant le jour J.

Mon responsable m’a fait découvrir encore un peu mieux le Palais. J’ai pu faire un grand tour, voir les toutes petites salles de cinéma réservées au marché, et les plus grandes. La salle Buñuel, presque en forme de banane. C’est un beau palais, immense, un monstre qui tient en son entre tous les plus gros bijoux du cinéma. C’est impressionnant d’y travailler. Dans ce grand ventre du cinéma, je n’ai pas accès à tout, ça me frustre et dans le même temps je connais ma chance d’y être et de m’y balader tranquillement.

Lundi 16 mai 2022

Le Festival commence demain et aujourd’hui, pour la première fois, le Palais est ouvert aux accrédités et au public. En descendant à la billetterie, au Hall Méditerranée, on voit le monde s’y agglutiner, aller chercher ses billets, espérer avoir une place pour telle ou telle projection. Demain, à 18h30, tout cela va vraiment commencer. Depuis la fin du dernier Festival, les équipes que j’ai rejointes en mars s’activent pour construire un événement de douze jours. Le compte à rebours termine demain, et c’est assez fou d’y penser !

Bonjour aux projections, aux artistes, au revoir aux protections sur le sol et aux peintures dues aux travaux. Hier l’affiche se hissait pour la première (et dernière) fois sur la grande façade du Palais, en haut des marches. Cette affiche-ci est particulière, parce qu’elle fait en sorte que lorsque l’on montera des marches, encore un certain nombre nous attendront plus haut.

L’affiche du 75ème Festival de Cannes se hissant en haut des marches du Palais

Et aujourd’hui, quelque chose d’assez fou s’est produit : alors que j’avais complètement perdu espoir en l’idée d’aller à l’ouverture, voilà que l’on m’offre de m’y emmener. Donc, demain, je serai dans la salle en même temps que le jury et les équipes de films. C’est carrément vertigineux, on pense à avec quoi on va s’habiller, se coiffer… C’est tout un processus, le fait de se diriger vers cette cérémonie. Depuis quelques soirs, je n’ai plus très envie de sortir et je me plais beaucoup à rester chez moi, à regarder des bribes de films à la télé (hier, La Belle Epoque de Nicolas Bedos, aujourd’hui, Elle de Paul Verhoeven, deux films qui sont allés à Cannes…), à écrire en même temps et à aller me coucher tôt. Demain, ce sera un tout autre genre de soirée, un truc auquel j’ai pensé il y a des années de ça ; parce que je me rappelle bien que déjà, à 13 ans, c’était une ambition précise que d’être dans cette salle le soir de l’ouverture un jour dans ma vie.

Je respire la mer, je touche du doigt les sièges du Grand Théâtre Lumière, c’est un peu tout ça qui me fait entrer dans le cinéma, tout ça et la perspective de projets, de films, de créations qui semblent à la fois si loin et si proche.

Dimanche 22 mai

Aujourd’hui, une nuit très courte suivie d’une matinée de travail, d’un déjeuner à la pizzeria Salsa Rossa, près du marché, qui est absolument divine ; puis une petite sieste avant d’enchaîner à nouveau les films. Le premier, c’est le premier film de Charlotte Lebon : Falcon Lake. S’il a du mal à démarrer, le film a fini par largement me conquérir par sa sincérité, sa vérité (surtout lorsqu’on s’intéresse à la naissance du sentiment amoureux chez les adolescents), mais aussi par sa photo, absolument magnifique, ses acteurs attachants… Son côté décalé et presque perturbant. J’ai été complètement conquise, je le répète, par la mise en scène de Charlotte Lebon de vacances d’été sombres et belles, pleines de contrastes et d’amour.

Photo extraite du film Falcon Lake de Charlotte Lebon

Le soir, je monte les marches pour Novembre, le film de Cédric Jimenez, que j’ai aperçu hier dans la file d’attente pour le film de Quentin Dupieux, Fumer fait tousser. Aujourd’hui, je vais découvrir ses acteurs et son film. Finalement, une certaine déception s’installe lorsque l’on compare ce long-métrage à son précédent, BAC Nord, un film qui m’avait profondément marquée par son intérêt cinématographique.

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Après le 22 mai, je ne retrouve pas de notes. Novembre de Cédric Jimenez est le huitième film que j’ai la chance de visionner, sur un total de treize en douze jours. Dans la dernière semaine, la chaleur se fait peu à peu écrasante sur la croisette. Les salles de cinéma deviennent un refuge pour l’esprit mais aussi pour le corps. En salle Agnès Varda pour le film de Park Chan Wook, la seule salle entièrement construite pour le Festival, sous un chapiteau à l’extérieur, l’orage arrive enfin pour purger ces derniers jours d’immense chaleur. On entend la pluie tomber fortement et le tonnerre gronder, je me demande si une salle qui n’a que quelques jours de vie de prévus sera assez forte pour nous en protéger. Le son de l’orage s’incruste en fait très bien dans celui du film.

Je vois ensuite Nostalgia, le premier film qui devant lequel l’épuisement se fait ressentir et je pique du nez. Les images de Naples m’apaisent et finissent par se présenter à moi comme une douce berceuse visuelle.

La dernière projection à laquelle j’assiste est celle des courts-métrages. Les réalisateurs et réalisatrices sont très inspirants, souvent novices, et donnent envie de se plonger dans la création cinématographique.

Je n’ai pas envie de parler plus que cela de la cérémonie de clôture. J’ai une pensée émue pour l’heure d’après, lors de laquelle nous prenons des coupes de champagne sur la terrasse du Palais à laquelle nous avons déjeuner les trois dernières semaines. Entre collègues, on se remercie d’avoir été là les unes pour les autres. C’est un moment où l’on met des mots sur ces liens qui et qui se sont renforcés lors de cette période unique. J’ai un sentiment qui ressemble à celui d’une dernière représentation au théâtre avec ma troupe. Les larmes montent vite. Quelque part, je ne suis pas triste, ou plutôt c’est une tristesse que j’aime. C’est celle qui fait réaliser que ce que l’on a vécu a été beau et sincère, même si l’on ne se l’est pas dit. C’est celle qui fait penser que l’on a aimé ce qui a été. On jette un coup d’œil en bas de la terrasse. A l’entrée des artistes, s’affairent et s’affolent les journalistes et les photographes, à l’affût de quelques mots des lauréats. On se sent encore loin de tout cela.

A 5 : 30, il est temps de rentrer, d’aller dormir une dernière fois dans ma location saisonnière de Cannes. Je longe la croisette alors que le soleil se lève sur elle. Je pense aux premières pages de La Promesse de l’aube, de Romain Gary : « C’est fini. La plage de Big Sur est vide, et je demeure couché sur le sable, à l’endroit même où je suis tombé. ». Les plages de Cannes sont vides.

C’est la fin de cet article ! Merci infiniment d’avoir pris le temps de le lire jusqu’au bout. N’hésitez pas à m’en faire un retour sur Instagram (@laissetomberlesfilms). A très vite !

Inès

Des réalisateurs comme les autres ?

D’Alice Guy à Julia Ducournau, je tente dans cet article d’en savoir davantage sur la place des femmes dans la réalisation de films, et le regard qu’elles posent sur le cinéma.

Alice Guy
Julia Ducournau
Céline Sciamma
Jane Campion
Chloe Zhao
Agnès Varda

En 1907, Alice Guy, première réalisatrice de fiction de l’Histoire (tous genres confondus), termine son film Madame a des envies. Courte saynète comique, il met en scène de manière burlesque une femme enceinte succombant à ses “envies” liées à la grossesse. Tour à tour, on la voit s’empiffrer avec une sucette, un verre d’absinthe, un hareng, et la dame finit même par fumer la pipe. En 2022, la chanteuse et superstar internationale Rihanna est photographiée enceinte en Une de Vogue. Cent ans après le film d’Alice Guy, nous débattons toujours de la représentation d’une femme enceinte en tant que femme, plutôt qu’en tant que mère. Celle-ci reste extrêmement rare, et son désir, un tabou.

Ce court paragraphe tient en son sein tout ce que j’aimerais résumer dans cet article. D’abord, une réalisatrice oubliée dans la postérité, et placée à la marge d’un art dont elle a été co-fondatrice (Alice Guy). Aussi, une représentation polémique des personnages féminins au cinéma (telles que cette femme enceinte). Enfin, un problème qui ne saurait se cantonner au cinéma, mais qui est bien symptomatique puis causal de ce que l’on vit en société (en d’autres termes, les préjugés au cinéma transpirent continuellement dans notre vie de tous les jours, tant le cinéma est omniprésent).

Ce sont des sujets encore vagues pour moi, et en ayant fait mes recherches pour rédiger cet article, j’ai perçu ma potentielle illégitimité à prendre la parole sur un tel sujet : je n’ai encore jamais vu de film de Céline Sciamma ou de Jane Campion. Je n’ai de diplôme ni en cinéma, ni en sociologie. Alors pourquoi l’écrire, quand bien même ?

D’abord, pour une raison simple. Comme l’a dit Louise Hourcade dans sa dernière Newsletter (à découvrir ici) qui traitait de la morale, il semble que même si je ressens un syndrome d’imposture à parler de ce sujet, je suis tout de même chaque jour impliquée dans ces débats du genre au cinéma, de sa représentation, et du “gender gap” dans la réalisation, malgré moi. J’ai vu largement plus de films faits par des hommes que fait par des femmes, et ce serait un déni de l’ignorer.

Et puis peu à peu, il m’a semblé que le sujet m’appelait. Le dernier numéro de Positif que j’avais reçu mettait en lumière des “femmes réalisatrices” (Kira Kovalenko, la réalisatrice des Poings desserrés, et Jane Campion, fraîchement lauréate de son premier Oscar, entre autres), je venais d’avoir une discussion sur les regards féminins et masculins au cinéma avec mes collègues, et je venais de m’abonner au compte Instagram Réalisatrices, qui poste tous les jours une photo venant d’un film réalisé par une femme. Enfin, cerise sur le gâteau, alors que j’ai largement entamé la conception de cet article, la sélection officielle quasi-complète du Festival de Cannes est dévoilée, et seulement neuf femmes y apparaissent.

J’ai souvent eu envie de poser les questions suivantes : pourquoi est-ce un sujet ? Pourquoi est-ce que l’on souligne que les femmes font du cinéma ? Est-ce que ce ne serait pas ça, le drame ? Que l’on trouve la réalisation faite par une femme suffisamment exceptionnelle pour le noter, pour en faire l’objet d’articles, d’un numéro de magazine, ou encore d’une page Instagram ? Et pourtant j’aurais beaucoup de mal à remettre en question le bienfait de ces écrits, posts et photos, parce que j’ai appris avec le temps que cela fait du bien de connaître encore plus, et toujours plus de femmes réalisatrices. Mais ce ne devrait pas être un effort. Pourquoi devons-nous forcer cet équilibre ? Les réalisatrices ne seraient-elles pas des réalisateurs comme les autres ?

Cette question, finalement, n’est pas nouvelle dans une approche moderne du féminisme, et m’a souvent posé problème. C’est un peu ce que dit Christine Angot lorsqu’elle explique son refus de dire “écrivaine” plutôt que “écrivain”, ou ce que dit Maïwenn dans l’émission Femmes puissantes de Léa Salamé, dont elle critique vigoureusement le titre. On n’aurait pas besoin d’appeler un podcast “Hommes puissants” : cela va de soi. Dans un registre plus extrême, nous connaissons tous et toutes des contre-partisans et contre-partisanes du 8 mars : cette journée ne devrait pas exister, puisque dans un monde égalitaire, on ne devrait pas en avoir besoin.

Mais comment ne pas l’admettre : l’inégalité femmes-hommes est ancrée dans nos sociétés. S’il n’y avait pas de journée du 8 mars, cela pourrait être, aussi, une manière de l’ignorer, de nier l’existence du problème. De la même manière, s’il n’y avait pas ces numéros de magazine, ces comptes Instagram, ces podcasts qui mettent en lumière les femmes cinéastes, on verrait encore moins de réalisatrices.

Oui ! Les femmes font du cinéma. Il faut le dire, le répéter, le véhiculer pour qu’enfin, cette année seulement, une deuxième femme reçoive la Palme d’Or (en fait, c’était la troisième, mais nous y reviendront) et une troisième femme reçoive l’Oscar de la meilleure réalisation.


“C’est un vrai geste vers la liberté de me dire que mon genre ne définit pas ma personne, et que mon genre cinématographique ne définit pas mon travail”

Julia Ducournau

Après la réception de sa Palme d’Or pour le film Titane, Julia Ducournau a semblé regretter le fait d’être trop souvent ramenée à son genre. Dans une interview à RTBF, la radio belge francophone, elle décrète : “Effectivement, je n’aime pas qu’on essaye de mettre mes films dans une case […]. Et c’est vrai que pour moi c’est un vrai geste vers la liberté, en tant que cinéaste et en tant que femme, de me dire que mon genre sexuel ne définit pas ma personne, et que mon genre cinématographique ne définit pas mon travail. J’essaie d’être libre en tant que cinéaste, et en tant que personne : libre de choisir ce que vont devenir mes films, et de ce que moi je vais devenir.”

Ne pas être ramenée à son genre, c’est sortir des cases que l’on impose. Et pour souligner ses propres propos, dans son discours à la réception de sa Palme, la réalisatrice énonce que “Il y a tant de beauté, d’émotion et de liberté à trouver dans ce qu’on ne peut pas mettre dans une case. Et dans ce qu’il reste à découvrir de nous.”. J’aime beaucoup cette façon de penser que je trouve libératrice. Moi-même, j’ai fait une prépa, une école de commerce, puis une école d’ingénieur, pour désirer aujourd’hui faire du cinéma ; et je suis une adepte de l’autocensure dans l’idée que je n’ai rien à faire dans le milieu du cinéma, à cause de mon parcours. Car sinon, dans quelle case me placer ? Pour autant, je n’ai pas envie de me limiter à des lignes toutes tracées.

Voici donc ce que Julia Ducournau souligne : “je réalise des films, et il se trouve, ensuite, que je suis une femme”. C’est quelque chose qui m’a souvent paru évident. Je suis née avec la télé, les DVDs et les salles de cinéma, et j’ai connu plus tard les plateformes de streaming. Lorsque l’on commence notre vie de spectateur, la réalisation reste un domaine de l’ombre, mystérieux. Je l’ai souvent attribué à quelque chose de neutre, ni féminin, ni masculin ; et très souvent, je n’ai pas eu connaissance des réalisateurs et réalisatrices qui se trouvaient derrière un film (par exemple, en cet instant où j’écris, je ne sais toujours pas qui a réalisé Mean Girls, Le Diable s’habille en Prada, Nemo ou Un jour sans fin, des films emblématiques de mon enfance).

Dans la théorie, et dans le processus de création (artistique ou autre), j’adhère totalement à l’idée de ne pas partir du principe qu’il y a des cases fraîchement préparées pour nous. C’est ce qui nous fait nous construire indépendamment des stéréotypes multiples qui peuvent être accolés à notre genre, à nos origines, notre identité et nos fonctions variables d’êtres humains.

Paradoxalement, à mon sens, ces cases ne peuvent pas être ignorées. Si l’on veut se battre contre elles, la première chose est d’ailleurs de reconnaître qu’elles existent, qu’elles sont ancrées dans notre société, et notre éducation.

“Nommer, c’est dévoiler, et dévoiler, c’est déjà agir”. Cette citation de Simone de Beauvoir, qui apparaît en préambule de l’essai Le regard féminin d’Iris Brey, résume comme il faut selon moi ce dilemme entre l’oubli des cases et la marche vers un but d’égalité. Trop réfléchir à un problème ne le résout pas. L’ignorer ne le résout pas non plus. Je me suis proposée d’essayer, dans ce qui suit, d’aller dans le dévoilement, et de parler des cases qui ont été créées pour nous, et particulièrement, celles qui régissent depuis un certain temps le cinéma. Au-delà du “gender gap” (le fait que les films que nous voyons en Europe sont environ à 80% réalisés par des hommes, selon plusieurs études du Lab Femmes de Cinéma), j’ai souhaité m’intéresser à un autre sujet “frère”, celui du regard féminin.

En 2022, les femmes cinéastes restent rares

Je le soulignais quelques lignes plus haut : à la sélection officielle du festival de Cannes, on n’aperçoit que neuf femmes listées dans la colonne réalisation*. Pour rappel, il y a une quarantaine de films à l’actif de la sélection officielle. Aussi, la plupart des réalisatrices se retrouvent dans la catégorie Un certain regard, formidable sélection, mais qui ne permet pas de concourir pour la Palme d’Or. Ainsi, devrait-on être étonnés qu’à ce jour, Julia Ducournau et Jane Campion soient les seules femmes à avoir reçu la récompense dorée ?

*Je m’intéresse ici à la première sélection officielle annoncée lors de la conférence de presse, sans les compléments ajoutés depuis lors.

Cela dit, on en oublie une. En 1946, lors du premier festival de Cannes (après que l’édition de 1939 ait été annulée et que la guerre ait pris fin), Bodil Ipsen, réalisatrice et actrice danoise, remporte le Grand Prix (qui, à l’époque, remplace la Palme d’Or) pour son film Red Meadows. Elle le réalise avec Lau Lauritzen Jr, et le film évoque l’occupation nazie au Danemark pendant la guerre. Encore aujourd’hui, j’ai du mal à comprendre pourquoi est-ce qu’on oublie Bodil Ipsen lorsque l’on liste les femmes ayant obtenu une Palme d’Or. Peut-être parce qu’il y a eu beaucoup de Grand Prix décernés cette année-là, et que Bodil Ipsen a dû partager sa récompense avec de multiples autres réalisateurs. Peut-être parce qu’il s’agit d’un Grand Prix, et que même s’il a le statut de Palme d’Or à l’époque (celle-ci ne fait son apparition qu’en 1955), cela peut prêter à confusion. Ou peut-être parce qu’il est assez facile d’oublier une femme cinéaste, comme on a longtemps oublié Alice Guy.

Pourquoi des femmes cinéastes sont-elles passées dans l’oubli ? L’exemple d’Alice Guy est assez emblématique. En 1895, elle fut l’une des premières personnes à se mettre à la réalisation de films. Elle travaille alors avec Léon Gaumont, fréquente les frères Lumières ou encore George Méliès. Elle réalise vite, en 1896, La Fée aux Choux, qui est en fait le premier film de fiction de l’Histoire. Les frères Lumières ont davantage filmé des scènes de la vie quotidienne, que l’on voit dans leurs films La sortie de l’Usine Lumière à Lyon, ou Le débarquement du congrès de photographie à Lyon (je ne saurais dire dans quelle catégorie se place L’Arroseur arrosé, sorti en 1895).

Alors, on ne peut pas lier directement l’oubli d’Alice Guy au sexisme, et le fait qu’elle ait réalisé une partie de sa carrière aux Etats-Unis aurait également joué. Véronique Le Bris, autrice et journaliste et créatrice du prix Alice Guy, note tout de même que l’Histoire du cinéma commence à se rédiger dans les années 1940, par « les vainqueurs », c’est-à-dire, plutôt par des hommes. Selon moi, même si d’autres facteurs sont notablement entrés en jeu, Alice Guy a aussi été oubliée parce qu’elle était une femme, comme beaucoup d’autres artistes par ailleurs (il n’y a qu’à lire le titre du livre de Titiou Lecoq : Les grandes oubliées : pourquoi l’Histoire a effacé les femmes ? pour réaliser qu’Alice Guy est loin d’être un cas isolé).

Lorsque l’on s’intéresse aux débuts du cinéma, on entend forcément parler de George Méliès. Le musée du cinéma de la Cinémathèque Française s’intitule Le Musée George Méliès. Au musée du cinéma de Turin, l’un des plus vastes au monde, on retrouve également ce nom. Et sans voyager, on peut voir le film L’invention d’Hugo Cabret de Martin Scorsese, un hommage au travail du cinéaste. Je me suis souvent intéressée, plutôt de loin que de près, aux débuts du cinéma, et pourtant, à travers des expositions ou les livres, je n’avais jamais entendu parler d’Alice Guy avant cette année, lorsqu’on m’a offert bande-dessinée retraçant son histoire, créée par José-Louis Bocquet et Catel Muller (dessin).

Depuis Alice Guy, les femmes en France et ailleurs ont obtenu le droit de vote, la contraception puis le droit à l’avortement, et continuent à se battre. Trois vagues de féminisme sont passées par là, et nous en vivons une quatrième depuis le début du mouvement #Metoo en 2017. Au cinéma, nous avons la possibilité, grâce à des Think Tanks ou Action Tanks comme Le Lab Femmes de Cinéma ou le Collectif 50/50, d’observer des chiffres concernant le travail des femmes au cinéma.

D’une part, selon les études du Lab, voici ce que l’on observe : en Europe, la moyenne de femmes cinéastes atteint 20% de l’ensemble des réalisateurs. Ce chiffre est d’autant plus frappant que les écoles de cinéma reçoivent à peu près le même nombre de femmes que d’hommes (50-50) et que le nombre de femmes cinéastes baisse dès lors qu’on s’approche du deuxième ou du troisième film. Cela signifie, selon Fabienne Silvestre, cofondatrice du Lab Femmes de Cinéma, que les femmes sont souvent évincées par les multiples barrières qu’il y a à réaliser un deuxième ou un troisième film (box-office du film précédent, critiques qui sont des barrages à la distribution du prochain film). Pour elle, il y a clairement une évaporation des femmes cinéastes, et même s’il paraît normal (ou dans la tendance) qu’il y ait moins de femmes que d’hommes à la réalisation aujourd’hui, dans le sens où il n’y en avait presque pas il y a quelques temps, le plus inquiétant reste que la proportion de réalisatrices n’augmente pas au fur et à mesure des années.

Je vous invite à consulter les études du Lab Femmes de Cinéma, qui m’ont remplie de clarté en ce qui concerne le “gender gap”. Pour les actions coups de poing, on peut noter l’énergie remarquable de l’Action Tank Collectif 50-50. En 2018, celui-ci organise sur le tapis rouge du Festival de Cannes, une rencontre de 82 femmes du cinéma venant de pays différents. Elles sont menées par Cate Blanchett et Agnès Varda, et leur nombre représente à l’époque, les 82 femmes sélectionnées en compétition officielle pour la Palme d’Or depuis 1946 (contre 1688 hommes).

Le regard féminin, le regard masculin

Dans un épisode du podcast Spotlight, présenté par Brigitte Baronnet et Esther Brejon, qui s’intitule “Quelle place pour les femmes dans l’Histoire du cinéma ?”, Véronique Le Bris (que j’ai évoqué plus haut, journaliste, autrice et fondatrice du prix Alice Guy), souligne que pour être adoubé en tant que critique, dans la culture française, il faut avoir les mêmes goûts que les autres. Pour elles, c’est une des raisons pour lesquelles le cinéma fait par des femmes a souvent été considéré comme un cinéma en marge de la société. En bref, elle explique que le cinéma étant fait au départ par des hommes, le regard féminin a du mal à réellement s’imposer.

Le regard féminin est bien un sujet frère du “gender gap” selon moi : il implique assez souvent des femmes cinéastes, qui aujourd’hui manquent à la France, à l’Europe, au monde. Pourtant, pour de nombreux théoriciens, un film “female gaze”, ou au regard féminin, ne se définit pas comme un film fait par une femme (et je suis plutôt d’accord avec cette théorie).

Si l’on en revient à la source, voici ce que j’établis. Par définition, notre vision du monde est purement subjective : nous n’avons pas d’accès complet aux pensées d’un autre lorsqu’on l’appréhende. On parle beaucoup de la nécessité de s’ouvrir, de discuter avec “les personnes concernées” par un sujet lorsqu’on envisage de le traiter, et notamment dans le processus de la création artistique. Cela ne vient pas de nulle part, forcément : pendant des décennies (en fait, plus d’un siècle, le cinéma étant né en 1895), l’audiovisuel était presque exclusivement créé par une certaine catégorie sociale d’hommes. Ce sont le plus souvent les scénarios et les films d’hommes qui ont été promus, et peut-être que c’est avec cela qu’un certain point de vue a prédominé au cinéma jusqu’alors. Plus qu’un “point de vue d’hommes”, c’est en fait un cinéma qui reflète une domination masculine qui a été le plus souvent mis en exergue. Ce cinéma a pu être par ailleurs promu par des réalisatrices ; et il existe aussi beaucoup de films posant un regard différent que celui-ci, des films au “female gaze”, qui ont été réalisés par des hommes. Il n’y a qu’à regarder Titanic, réalisé par James Cameron, Thelma et Louise et Le Dernier Duel, tous deux réalisés par Ridley Scott, pour voir que des hommes réalisateurs peuvent faire du “female gaze”.

Mais alors, qu’est-ce que le regard féminin, le “female gaze” ? Dans sa définition la plus pure, que l’on trouve en introduction de l’essai d’Iris Brey Le regard féminin, une référence en la matière, voici ce que l’on lit : “[Le regard féminin] n’est pas un regard créé par des artistes femmes, c’est un regard qui adopte le point de vue d’un personnage féminin pour épouser son expérience”. Et avec cela, tout ce qui en découle.

De manière très concrète, le “male gaze” et le “female gaze” sont définis par Iris Brey comme deux façons très différentes de faire du cinéma, sans que l’une soit le contraire de l’autre. Dans le “male gaze”, on se place du point de vue du spectateur ou d’un personnage masculin de l’intrigue, et c’est à travers lui que l’on voit, notamment, les personnages féminins. Cela peut se voir dans une écriture de scénario, mais aussi et surtout dans des plans. L’appréciation des corps par un ou une cinéaste s’adonnant au “male gaze” est radicalement différent que par celui ou celle qui s’adonne au female gaze.

Je suis moi-même encore en découverte de ce que signifient vraiment ces deux approches au cinéma. Mais si je devais recommander un film qui incarne au plus près possible cette question, ce serait sans hésiter le formidable Dernier Duel de Ridley Scott. Dans cet opus en trois chapitres, on découvre une accusation de viol sous trois angles : en premier, celui du mari de la victime, qui se regarde comme un film de guerre médiéval très classique, avec un protagoniste plutôt fier de sa bienveillance. Le deuxième, celui du violeur. Le troisième, celui de la victime.

Le Dernier Duel de Ridley Scott

Ces deux derniers points de vue, et en particulier le dernier, ont été pour moi les plus intéressants. Dans le point de vue du violeur, incarné dans une perfection redoutable par Adam Driver, on assiste à la construction chez le personnage d’une culture du viol, qu’il ne conscientise absolument pas. Dans le point de vue de la victime, jouée par Jodie Comer, on est en plein dans ce que j’identifie aujourd’hui comme du female gaze. Les plans et l’appréciation des images et du scénario sont extrêmement différents du reste du film, et surtout, la scène de viol n’a absolument rien à voir avec ce qu’elle a été dans l’esprit du violeur. En fait, Ridley Scott revient à un regard qu’il a déjà mis en œuvre dans Thelma et Louise. Comme l’explique Thomas Messias dans l’épisode “Le female gaze doit réinventer le cinéma” de son podcast Mansplaining, dans le film, la scène du viol de Thelma est glaçante et absolument pas érotisée. Cela paraîtrait normal, et pourtant, l’érotisation ou la romantisation du viol est assez fréquente au cinéma.

Iris Brey revient à plusieurs reprises sur le cinéma de Jane Campion et celui de Céline Sciamma, et notamment sur leur façon de mettre en image le corps des femmes sans voyeurisme ou perversité (ce qui paraissait presque être une norme cinématographique jusqu’il y a peu). Je ne pourrais pas parler de leurs films que je n’ai pas encore vus. Mais pour revenir à Julia Ducournau, je peux dire que l’un des éléments qui m’a le plus frappée dans Titane est la mise en scène des corps et notamment celui du corps féminin. Pour moi, c’était un renouveau complet, une autre façon de parler des corps à l’heure ou celui des femmes est constamment, dans les images publiques, érotisé et chosifié.

Si, comme le dit Thomas Messias, le female gaze doit réinventer le cinéma, peut-être qu’il s’agirait alors de toute une vague devant révolutionner l’image. On perçoit déjà un grand changement, du renouveau dans la publicité ou les images circulant sur les réseaux sociaux, et notamment grâce au mouvement « body positive ». Selon moi, une chose reste sûre : si le female gaze réussit à se hisser au rang du male gaze, en termes de quantité de contenus et de mise en lumière par les médias, et dans la culture populaire, cela constituera une révolution féministe en soi.


Un grand merci d’être arrivé au bout de ce premier article. N’hésitez pas à me faire part de vos retours par message, sur Instagram (@laissetomberlesfilms). Vous pouvez retrouver ci-dessous les différentes références qui ont fait le lit de ma rédaction.

TITANE DE JULIA DUCOURNEAU

Une sacrée projection à Cannes à coups d’interventions des pompiers (ironiquement, puisqu’ils font aussi partie du film) et de malaise général des spectateurs… De quoi donner envie de voir à quoi peut ressembler Titane de l’intérieur, le nouveau monstre sanguinaire de Julia Ducourneau (après Grave).

Tout d’abord, le gore ne dépassant pas réellement la première demi-heure, les plus sensibles d’entre nous pourrons se contenter de fermer les yeux lors de cette courte partie du film.

Puis, Titane parsème çà et là des questionnements fondamentaux, comme la place donnée à la transidentité, au corps féminin dans l’actualité, tout en approfondissant les problèmes personnels de ses personnages (on y évoque la relation père-fils/fille, le besoin d’affection, et l’amour véritable).

C’est un film à tiroirs, dont certains se sont refermés trop vite à mes yeux (entre autres, la relation aux voitures).

Le tout mis en scène avec une atmosphère des plus sombres, qui vient s’ajouter au sentiment de malaise dont nous parlions. Les couleurs y sont quand même présente, les néons et le fluorescent dans le plan séquence du départ sont absolument magnifiques, ce plan séquence inoubliable et une référence désormais.

Les scènes de fêtes sont formidablement bien menées.

En bref, une hâte d’en discuter, d’y réfléchir davantage, et de découvrir le prochain long-métrage d’une réalisatrice désormais rentrée dans l’Histoire du cinéma.